Irma

Nous sommes en Guadeloupe depuis presque deux mois, dans la baie de Malendure. Les prévisions nous annoncent une semaine à l’avance la formation d’un possible cyclone. Nous surveillons quotidiennement les bulletins en croisant les doigts pour que, comme 80 pourcents des ondes qui nous foncent dessus, celle ci passe au nord ou se casse la gueule. Mais cette fois, tout va dans le sens de la renforcer. Nous attendons le dernier moment, sur le qui-vive. Les pleins d’eau sont fait, le bateau est rangé, les courses pour une quinzaines de jours sont dans les placards. Nous attendons encore un bulletin qui nous annoncerait « le cyclone passera complètement au nord de l’Arc Antillais de manière certaine ». Mais non, il est prévu qu’il se renforce et frôle la Guadeloupe dans la nuit du mardi au mercredi. Après une soirée passée chez Louis, (un vieux rasta Guadeloupéen) à improviser du jazz avec des amis, nous décidons de lever l’ancre le Dimanche matin. Aux vus des conditions de vent nous ne comptons pas mettre moins de deux jours pour descendre en Martinique dans un abris fiable.

 

Départ de Malendure à la voile ; le temps est superbe, un petite brise nous gonfle bien les voiles, mais un fort courant contraire nous ralentit. Nous passons le canal des Saintes à 3 nœuds de moyenne malgré un bateau qui semble marcher. Presque 2 nœuds de courant dans l’étrave. Mana nous suit à dix ou quinze milles derrière. Nos amis Grig et Marie sur leurs Chatam en acier sont partis quelques heures avant nous. La mer est belle ; pas une vague. À la moitié de la Dominique et de la nuit, nous devons allumer le moteur. Il est étrange de voir tous ces bateaux, (voiliers, bateaux à moteur, catamarans de Charter, etc) dans la même direction. Pas un ne remonte. Nous en doublons, mais la plupart nous dépassent au moteur, plein gaz. Exode de bateaux. Une fuite presque animale. Des zèbres affolés fuit l’attaque d’un lion. Au petit matin, le canal de Dominique est d’huile. Nous ne l’avons jamais vu sans une forte houle. Pas un brin d’air. Plus loin, quelques risées. Puis une brise. Nous marchons à cinq nœuds. Le courant faiblit. Quelle joie. Nous passons la pointe nord de la Martinique à 6 nœuds de moyenne, vent dans le dos. Nos voiles en ciseau nous donnent fière allure. Couché de soleil à proximité de la pointe du diamant. Sublime. Un dernier virage, puis plus de vent. Deux heures de moteur, à la barre devant un bon film, puis mouillage à la sortie de l’anse du marin.

Au lendemain, nous sommes mardi matin, jour J. Nous rentrons dans la passe du cul de sac du marin, y trouvons Mana, mouillé pendant la nuit ; puis Pousse Rapière, l’Armagnac de la flotte ; puis Pory, le Chatam de Grig et Marie. Nous mouillons tous côte à côte, en nous aidant chacun à tour de rôle. Deux ancres sont de mise pour tous. Notre chaîne de douze est rassurante. Les rafales à vingts nœuds commencent à tendre gentiment les chaînes des bateaux. Nous tirons à terre, profitant d’être ensemble pour boire quelques bières dans un rade près du carénage. On échange quelques mots avec les vieux loups de mer envasés depuis des années dans ce cul de sac du marin, et regardons passer les quelques grains depuis notre banc. Le ciel se part de mille et une couleurs. Des éclairs jaillissent des nuages noirs, tandis qu’à l’Est le ciel est bleu turquoise ; à l’Ouest, rouge flamboyant. Tous les nuages tournent à une vitesse folle. Ils n’évoluent pas en ligne droite comme à l’accoutumée, mais décrivent des cercles infernaux. Il est récurent de constater que les enfants sont énervés et électrique à l’approche d’un orage ; imaginez la tension qu’il peut y avoir à l’approche d’un ouragan ! On tente des blagues, on sourit, on vide des bières, mais en réalité personne n’est serein, et tous nous tentons de nous rassurer. Le ciel s’assombrit. On profite d’une accalmie entre deux grains pour rejoindre nos bateaux. On y fini l’apéro chacun sur son pont, avec un contact VHF. Puis la fatigue nous couche. On se réveillera plusieurs fois dans la nuit pendant des rafales. Rien de violent. Le Marin est rempli de milliers de bateaux. Les mats éclairés semblent être des milliers d’étoiles.

 

Le lendemain, quelques risées tendent encore les chaînes, les bateaux tournent avec le vent. Certain, ayant mal jugé l’évitement autour de leurs ancres viennent rencontrer des bateaux moins mobile, mais dans l’ensemble, tous évitent naturellement. L’après midi, plus un brin d’air. Le soleil tape fort, il ne s’est rien passé, mais quoi qu’il en soit, c’est fini. À quelques cent cinquante milles au nord, l’ouragan à dévasté Saint Martin et Saint Barth ; nous n’avons presque rien senti. Un bateau manœuvrant, et dégager au plus vite ; voilà la seule solution pour un marin ! Une énorme pensée pour ceux qui ont tout perdu là haut. En espérant monter bientôt, en profitant de nos qualités de menuisier pour les aider à reconstruire, avant la prochaine colère de dame nature.

Maria

Dimanche 17 ; il est presque 11h et nous quittons Malendure, une fois encore, pour fuir un cyclone qui nous arrive dessus. Cette fois nous n’avons pas le temps de partir loin. Les schémas météo ont tardé à se faire précis, et la direction du phénomène et son amplitude n’étaient pas encore déterminés quand nous mettons les voiles. Nous nous abriterons donc, comme beaucoup d’autres, dans le petit port de Rivière Sens au sud de l’île. Sarah, une amie, nous accompagne pour la navigation de quelques heures seulement dans une mer calme, et poussé par une brise légère. Nous arrivons devant le port en milieu d’après midi, où nous mettons l’ancre d’abord, pour ne pas payer une journée de plus. Nous tirons à terre à la nage, pour prendre les derniers bulletins météo et vider une bière avec les amis déjà là.

 

Les prévisions ne sont pas rassurantes ; le phénomène forcit et se dirige toujours plus prêt de la Guadeloupe. Nous terminons la soirée au rhum sur le bateau d’un ami avant de rentrer au notre. L’alcool calme un peu nos angoisses, mais nous nous endormons tout de même la boule au ventre. À 7h le lendemain, nous rentrons dans le port. Nous effectuons la pire manœuvre que nous n’ayons jamais faite pour nous amarrer, et prenons la place la plus exposée à la houle, juste à l’entrée du port. On pèse le pour et le contre : si la houle rentre, nous seront en première ligne, mais nous avons la chance de pouvoir bénéficier de trois places libres encore à notre tribord. Nous pouvons ainsi nous éloigner du bateau voisin, et n’avons personne de l’autre côté. Nous sommes le jour J. Nous le consacrons tout entier à la préparation du bateau. Nous démontons la baume, ainsi que tout ce qu’il y a sur le pont. Nous réglons les panneaux solaires au plus bas, et tirons des amarres dans tous les sens. Nous les reprenons sur tous les points forts du bateau : taquets, winchs, mât, cadènes… nous prenons nos bouts les plus souples en espérant amortir quelques peu les chocs. Au dernier moment, sous les recommandations d’un voisin, nous retirons le génois, pourtant bien enroulé autour de son étai. Pas de poids dans les hauts ; c’est la devise. Il ne reste presque plus rien sur le pont.

Nous avons fait au mieux ; les dés sont jetés. Un dernier aller retour dans le dernier bar resté ouvert pour un dernier bulletin météo et pour envoyer quelques messages rassurant aux familles, (même si nous sommes de moins en moins serein). Le cyclone, est encore classé en catégorie II. Il doit se renforcer à proximité de la Martinique pour passer Catégorie III ; Cyclone majeur. L’œil passera à quelques kilomètres seulement de nous. Le stress nous tiens aux tripes. Il est 16h, le vent forcit, le ciel se charge de nuages noirs, les grains commencent à tomber. Les nuages tournent déjà de manière surréaliste. Nous nous enfermons dans le bateau pour regarder un film, et attendre. Attendre ! Les heures sont longues et le cœur bat plus fort à chaque instant. La VHF est allumée ; nous écoutons les bulletins marines. Nos amis restés en Martinique nous envoient des messages réguliers ; ils se prennent des rafales à 50 nœuds maintenant et plusieurs bateaux décrochent autour d’eux. Ils s’échouent, s’éventrent, coulent. Eux commencent à déraper mais tiennent bon. Leur bateau tremble et souffre.

Il est 19h, le dernier BMS annonce un Cyclone de Cat IV passant à proximité immédiate du sud de la Guadeloupe ; où nous sommes. C’en est trop ! Nous quittons le bord en catastrophe, prenant un sac avec le minimum d’affaires et jouant les équilibristes sur nos amarres pour atteindre le quai, à plusieurs mètres du bateau, sous des déluges de pluie. Nous gagnons une petite salle que la capitainerie a laissé ouverte. Plusieurs marins sont déjà installés. Seb et Manon, de Mana sont là aussi. La peur se lit sur tous les visages. Nous sommes huit en tout, enfermés dans cette petite pièce. Quelques uns tentent de dormir un peu, couchés par terre au milieu de sacs éparses, qui contiennent peut être tout ce qu’il nous restera. La télé est allumée. Un film interminable y défile sur la vie de Gandhi. Nous nous focalisons dessus, et sortons encore à chaque risées pour observer la réaction de nos bateaux. Pour l’instant le port nous semble bien abrité aux vues des rafales qui sifflent dans les montagnes, derrière. Les portables fonctionnent encore, et l’un de nos compagnons de fortune nos donnent les bulletins qu’il reçoit.

L’ouragan forcit encore. Il passe maintenant sur la Dominique, et est en passe de devenir Catégorie V ; la plus forte. Déjà les rafales s’intensifient et sifflent comme les plus grosses tempêtes dont nous nous souvenons en Bretagne. Mais ce n’est encore rien. Le pic est prévu vers 3h du matin, et il n’est que 21h. C’est déjà très fort, qu’est que ça peut être. On tente des estimations ; nous prenons des rafales à 60, 70 nœuds déjà, et ils en prévoient à 120. Presque le double. Le ruisseau de l’autre côté de la route déborde déjà. Un torrent de boue commence à dévaler les escaliers devant notre bâtiment. La télé, puis la lumière s’éteignent. Plus un bruit à l’intérieur ; seulement les grains qui fouettent les carreaux et le sifflement du vent. Des morceaux de plâtres tombent du plafond dans la salle à côté ; les vitres fendillent. Nous échangeons des regards, prenons quelques rasades de rhum. À tour de rôle, nous jetons un coup d’œil entre deux clavettes qui donnent sur le port. Les bateaux se couchent, les mâts s’entrechoquent, les coques se cognent. La montagne à l’Est nous protège encore un peu du vent sans doute. Nous sommes au milieu de la nuit. Le vent est au plus fort. Nos oreilles nous font mal à cause du manque de pression atmosphérique. L’eau coule de plus en plus du plafond, et aux travers des fenêtres ; nous nous relayons à éponger le sol afin de maintenir un coin de pièce au sec. Nous marchons maintenant dans cinq centimètres d’eau par endroit. Les mûrs tremblent, les bateaux semblent danser une danse infernal, macabre et affolante. Nos yeux ne distinguent plus la réalité ; il nous semble que tout le quai en béton se déplace avec les bateaux. L’amplitude de leurs mouvements est extrême. Je distingue le mât de Mana, plié à sa base et reposant dans l’eau. Plus loin, il me semble encore distinguer le mât de Walden, toujours droit. On croise les doigts, on en arrive presque à prier. Ce serait un miracle de ne pas perdre notre bateau, notre projet, notre rêve. Nous nous imaginons remonter des fonds une épave, et la refaire à neuf, des mois durant encore. Ou peut être finir l’aventure chacun de notre côté, en sac à dos. Nous peinons à rester optimiste, mais on se surprend à y croire encore.
La renverse, enfin. Le vent tourne, l’œil est passé, nous avons subit le pic. Maintenant le pire est à craindre. Le vent vient du large et monte une houle dantesque. La digue est frappée par des vagues énormes, et les bateaux se couchent dans l’autre direction. Encore quelques heures à attendre avant que le phénomène ne diminue, lentement. Les bateaux ont tenu, du moins ils sont toujours à flots. Peu importe les dégâts qu’il y aura, il y a de l’espoir pour que l’aventure continue. Les premières lueurs du jour nous livrent un spectacle post-apocalyptique. Un torrent de boue dévale encore tout prêt de nous, des roches se trouvent au milieu des routes, les arbres sont cassés ou arrachés. Le port est marron. Des taules et des pans de mûrs flottent entre les bateaux. Des pieux sont plantés un peu partout. Le mât de Mana et plié, et traîne sinistrement dans l’eau. Les badauds déjà apparaissent, munit de leurs téléphones portables à écumer les décombres. Les rafales sont encore violentes, le confinement est toujours établie. La bêtise des curieux est assommante. Nous attendons encore. Puis lorsque cela nous semble raisonnable, nous descendons sur le port. Le rouf de Mana est éventré, plus loin les bateaux ont touché le quai, leurs chandeliers pour la plupart sont pliés, les coques sont rayées, mais aucun bateau n’a coulé. Si ! Quelques canots de pêcheur, mais les voiliers sont tous là. Le Ketch d’un ami est au milieu du port, tenu par une dernière amarre ; il est trop tôt pour le ramener encore. Et puis Walden ; au bout du quai, au bout du port. En première ligne. Quelques rayures sur sa coque. Et ? Rien. Pas une fissure, pas une vitre brisée, pas un taquet fendu. Rien. Il n’a pas touché le quai, son mât n’a pas touché celui du voisin… les pendilles se sont prises dans le safran et l’ont un peu endommagé, mais ce n’est qu’un détail. Il a survécu à l’apocalypse. Les larmes nous montent aux yeux. Nous sommes au combien reconnaissant, envers la nature, envers notre Karma, notre bonne étoile… envers je ne sais quoi, mais merci. Merci !