Trajet Lorient-Madère en avion ; environ deux heures de vol. On embarque, le temps de regarder un petit film sur une tablette, et à peine le générique de fin défile que nous atterrissons à destination. Nous n’avons pas choisi ce mode de transport. Non par refus du modernisme, par un refus entêté de la simplicité et du confort, mais avec l’idée de redonner une certaine valeur au temps et aux distances. Ceux-ci étant tout relatifs, mais de moins en moins considérés. Dans « Le petit Prince » de Saint-Exupéry, il y a cet « allumeur de réverbère » dont la consigne est d’allumer et d’éteindre chaque jour le seul réverbère de sa petite planète. Seulement sa petite planète s’est mise à tourner de plus en plus vite, et si vite qu’il doit maintenant allumer et éteindre ce lampadaire à chaque minute. Soucieux de respecter la consigne, il s’exécute et n’a plus un instant de répit. « Je fais là un métier terrible » souligne t-il simplement. Peut-être avons nous eu l’impression que, comme pour ce personnage du « petit prince », le monde tourne aujourd’hui si vite que nous n’avons plus le temps d’apprécier chaque chose, de laisser le temps au temps ; ce qui est aujourd’hui un luxe dans nos sociétés.

En tout cas, nous avons effectué ce trajet Lorient-Madère en une quinzaine de jours de navigation, avec tout ce que celle-ci implique. Ce choix, il nous faudra l’assumer maintenant et déjà quelques mésaventures nous rappellent sa difficulté relative.

Couché de soleil sympa

Confortablement blotti dans ma couchette, j’entame une phase de sommeil profond quand j’entends Max m’appeler :

« Il va falloir réduire, ça forcit ! »

Ni une, ni deux ; je saute de mon lit, enfile pantalon, pull, salopette, veste de quart, une paire de bottes et mon gilet, et me voilà déjà sur le pont. En moins de deux minutes, je passes de la chaleur rassurante de ma couette aux paquets de mer projetés à l’avant du bateau. Le vent siffle, la houle est formée, le bateau semble s’ébrouer à chaque vague qui le submerge comme pour se débarrasser de toute cette eau sur son pont. Le génois est enroulé, je hisse la trinquette dans le fracas d’une voile qui fasèye, et m’en retourne me coucher une petite demie heure encore avant de prendre mon quart. La voile, c’est aussi ça ; un rythme, une ambiance, une constance de l’état d’alerte…

Samedi 26 et dimanche 27 novembre à 12h (38°21,28N 11°05,28W)


Branle-bas de combat, tout le monde sur le pont ! Tout le monde s’active, le départ est imminent ! Tout est rangé, calé ; une dernière douche, on remplit à ras bord nos réserves d’eau douce. Les salopettes et bottes enfilées, nous larguons les amarres sous le ronronnement du moteur qui démarre cette fois du premier coup. Au programme : faufilage dans un trou de souris au nord de la dépression qui nous tient à quai depuis plusieurs jours. La mer est hachée par une houle croisée. On évite les multiples fanions laissés sur l’eau par les pêcheurs pour signaler casiers et filets, pendant que les risées nous demandent de changer de voiles et de réglages plusieurs fois déjà.

L’amarinage n’est pas encore des plus facile (mais cette fois-ci j’ai tout gardé et surtout pas gâché notre dernière dose de beurre du fameux gâteau breton de la maman de JB ; merci Maryvonne !). En ce premier jour, nous sommes au cœur de la dépression. Celle-ci étant sensée fuir devant nous mais nous la rattrapons bien rapidement. Il nous faut également traverser le rail des cargos, ce qui demande une veille attentive. Confiné dans le roof, j’essaye de vaincre le mal ! Pour cela, je dors. Enfin je ferme le yeux! Dehors, les grains s’enchainent et les gars sortent régulièrement pour veiller les cargos et les éclairs qui nous cernent. Chacun fait son quart, la nuit est longue, très longue !

Je prends le dernier quart qui me vaudra un levé de soleil sublime ; le plus beau pour l’instant ! On pouvait voir toute une palette de nuages ; de petite, moyenne et haute altitude. Le soleil reflétait un dégradé de diverses nuances de jaune, de rose et d’orange. Ce dimanche matin, nous changeons de cap et de voile. Fini la trinquette et la direction ouest, à nous le génois tangonné, cap plein sud ! Le soleil recharge nos batteries et redonne le sourire et le plaisir de naviguer. Nous voilà de nouveau entourés tout de bleu. Ça « chill » et tous, nous nous remettons de cette nuit compliquée, à nous cogner partout, sentir la moiteur omniprésente à bord et ce sommeil intermittent, ballotté dans nos bannettes par des creux irréguliers. Petite séance cinéma appréciée en fin de journée, depuis le cockpit, accompagné d’un superbe couché de soleil et de ses plus beaux nuages. La nuit se passe sans encombre, le vent reste régulier, ni trop fort, ni trop faible. Nous avançons à une moyenne de 5 nœuds et les quarts s’enchainent de manière quasi routinière. Rude vie que celle de marin ! Levé à 5h30 pour prendre la relève de Max qui pionce à la belle étoile dans le cockpit, je découvre une tartiflette à mijoter. Le café attendra !

Kévin qui se croit en planche à voile

Lundi 28 novembre à 12h (36°56,020N, 011°54,434W)


Je suis levé depuis 5h 30, la mer se calme et laisse place au soleil, et à la pétole ! Je ressens déjà les bienfaits du sud ; nous nous déplaçons sur le pont sans veste de quart ni bottes, quel pied ! Notre corps respire enfin ! Depuis que nous avons nos nouvelles batteries, le pilote auto tourne à plein régime (les conditions le permettent). Nous pouvons chacun vaquer à nos occupations respectives en nous souciant simplement des quelques cargos que nous croisons au loin et du vent qui n’en finit plus de faiblir, jusque déventer le génois.

Quelques cargos géants traversent notre route

Lecture, pages d’écritures, choix des musiques, préparations des repas et grignotages incessants sont nos principales occupations. Sans oublier la contemplation toujours de ces nuances de bleu que nous offre cette étendue paisible. Mais bientôt le coucher de soleil laisse présager une météo changeante. Qu’en sera t-il ? Que nous annoncent ces trainées ? Vent ? Nuages ? Des orages peut être ? Le petit coup de vent prévu mercredi serait-il en avance ?

Les nuages d’altitude sont balayés par le vent, il ne tardera pas à nous tomber dessus
Un ciel gonflé d’orage ; il est sur notre route
Les prémices de la tempête qui nous attend

Mardi 29 novembre à 12h (36°26,495N, 12°44,472W)


Walden remue au réveil ! Il est temps pour tout l’équipage de se mettre en condition. Depuis ma bannette j’ai senti cette nuit le bateau filer sur un rail de plus en plus long et rapide. Maintenant le ciel laisse apparaître de gros nuages noirs accompagnés de nombreux grains à l’horizon, contrastant avec les quelques percées du soleil. Au vu de notre cap, nous fonçons droit dessus et les sirus balayés au dessus de nos têtes laissent penser que la dépression sera bien là, avec un peu d’avance. Jb a alterné la veillée comme la prise de barre quant il sentait que le pilote forçait de trop. Il est toujours là après plusieurs heures de fatigue psychologique à se demander par où passer et comment éviter les foudres de dame Nature qui semble se déchaîner devant nous.

Et voilà que deux heures plus tard, nous y sommes. Pas d’issue, pas d’échappatoire ; le bateau gîte fort et accélère pendant que les risées s’intensifient. On estime les coups de vent à une trentaine de nœuds. Max, tout vêtu de jaune prend le relai de Jb déjà trempé et ayant bataillé pour éviter les déferlantes qui frappaient le bateau de plein fouet. Max, alors à la barre, prend bien cher. Les grosses gouttes semblent lui fouetter le visage et le lessiver jusque sous les cirées.

«  Kévin, c’est l’bordel ; on est trop toilé il faut mettre la trinquette prendre un riz de plus dans la Grand voile. »

Me voilà à la barre et en quelques minutes je suis déjà une éponge. Et à la sortie de la manœuvre ; plus un pet d’air. À n’y rien comprendre. Mais ce calme n’a pas duré et c’est une alternance d’énormes grains et de calmes plats très brefs. Les gars enchainent les quarts de jour dans cette mer déchainée et zébrée d’orages. On essaye de les contourner comme on peut en virant régulièrement de bord ; notre cap est très mauvais. Nous plongeons un bout de chaîne à l’eau depuis les haubans en prévision de la foudre et afin que celle-ci passe au plus court du mât à l’océan. On coupe également les batteries dès que les éclaires se rapprochent et naviguons maintenant dans le noir complet, à l’estime. Mine de rien, être là à ce moment, ça claque !

Jb essuie de nouveau un bon coup de vent, estimé à 8 beauforts ; c’est Bagdad dans le bateau. À chaque quart, ils se changent intégralement ; tout à bord est trempé. Pour moi c’est le moment de prendre la barre ; une première par ce temps. Petit cours théorique avec les deux capitaines et c’est parti pour trois heures éprouvantes à surfer le long des vagues en sentant le bateau filer. Pendant la nuit, une accalmie nous permets de remettre le pilote et de nous reposer un peu, tout en restant méfiants. Nous sommes toujours cernés par les orages. Depuis l’après midi nous avons reculé de 10 miles. Décourageant ! Sur cette coque de noix, si l’on se sent un vent de liberté, Dame Nature à toujours le dernier mot !

On garde l’ambiance malgré la météo

Jeudi 01 décembre à 12h (35°18,344N, 13°56,56W)


Réveillé aux premières lueurs, je vois qu’un café est sur le feu. Bon « timing » pour le spectacle dont on ne se lasse pas du lever de soleil. Nous admirons toujours autant cet instant si merveilleux et si simple. Nous ne sommes plus qu’à 219 miles de l’archipel de Madère. Une autre facette de la vie en bateau, c’est que l’on ne sait jamais ce que la journée va nous réserver, mais avec un certain stoïcisme, nous l’acceptons et le prenons bien. Session ménage, grandement nécessaire ; le soleil nous aide à assécher un peu le bateau. Après le labeur, place aux petits bonheurs ; c’est « crêpes party » à bord. Chocolat, miel, sucre, confitures… on est refait ! Une belle après midi détente nous laisse reprendre nos forces. Il est 18h quant le vent reprend. Jusqu’alors, nous marchions à un cap parallèle à Madère et il est 19h quand le Gps affiche enfin 218 miles, notre premier mile de la journée. Le plan d’eau est plat, nous avançons bien maintenant.

Et c’est parti pour la pâte à crêpes

Vendredi 02 et samedi 03 décembre à 12h


Au matin, Kevin est à la barre. Le vent forcit bien déjà quand il la laisse à Jb. Les creux sont important, cinq à six mètres à vue de nez, et nous sommes toujours au près à gravir ces monts et vaux incessants. Les grains passent à une vitesse, impossible de savoir, lorsqu’on les aperçoit au loin, s’ils nous passeront dessus ou bien s’ils nous éviteront. Le vent et la houle montent encore et malgré la trinquette et les deux riz dans la grand voile, le bateau tend à partir au lof. La gîte et les chocs des vagues rendent la navigation de plus en plus inconfortable. Faire du café, manger, faire ses besoins, s’habiller… tout à bord devient une mission périlleuse. Nous ne cuisinons plus et sommes bien content de trouver dans nos fonds quelques boîtes de conserves.

De nos bannettes, le glissement de l’eau sur la coque devient un grondement sourd. Les cloisons grincent, le pont craque et la coque frappe si violemment l’eau que nous craignons de la fendre en deux à chaque fracas. Quand Walden atteint les crêtes, pour plonger plusieurs mètres plus bas dans le dos de la vague, des hauts le cœur nous venaient comme dans des montagnes russes. Et cela durera près de trente heures. Trente heures de bastons à se faire fouetter le visage par les grains, à ne plus pouvoir se reposer entre deux quarts car, à l’intérieur, il faut s’accrocher !

Trois mâts fuyant la tempête ; croisé à 219 miles de Madère

Au petit matin, le ridoir d’un bas hauban lâche. Heureusement il est sous le vent et une très très brève accalmie entre deux grains nous permet de le remplacer avant de perdre le mât. Max à peine couché s’y collera. Nous ne dormons plus déjà et les simples petites siestes de quelques dizaines de minutes nous permettent de récupérer suffisamment pour le quart suivant. La gîte du bateau passe les 60° ; il est de plus en plus secoué.

Nous naviguons au plus près du vent, à la limite du fasèyement afin de réduire la pression du vent sur les voiles au minimum. Le bateau souffre. Le réa (poulie) de la drisse de trinquette à cassé et celle-ci peut se sectionner à chaque instant. La poubelle que l’on avait laissé dans la baille à mouillage s’est éventrée et bouche maintenant les vide-vite qui lui permettaient de se délester de son eau après les paquets de mer. La baille se remplit et se déverse maintenant à l’intérieur du bateau par le passage de câble électrique. Kévin passera sa journée, et jusque notre arrivée, à écoper les fonds de ces deux à trois cent litres d’eau de mer. Muni de casseroles, de sceaux et d’éponges, il écope sans relâche, malgré les coups que lui infligent le bateau.

Des séries de vagues doivent atteindre les huit mètres maintenant. Nous nous posons la question de la fuite, mais nous ne sommes plus qu’à une journée de Madère, quand rejoindre les côtes marocaines avec le vent dans le dos nous demanderait encore trois à quatre jours de navigation avec un bateau qui prend l’eau. Certains ports de Madère sont trop exposés à la houle de sud ouest, il serait dangereux d’y rentrer. Nous choisissons d’abattre sur l’île de Porto Santos, la plus au nord de l’Archipel.

Nous passons sous le vent de l’île et malgré les rafales que nous infligent encore les reliefs de l’ile, tout est plus calme. Dans quelques heures nous seront en sécurité. Seulement voilà, à l’approche du port, c’est au tour du moteur de nous lâcher. Balloté dans tous les sens, il a dû se désamorcer. Il nous faudra encore faire une entrée au port à la voile, de nuit, tandis que Kévin est toujours au fond du bateau à écoper (nous nous rendons compte que nos pompes de cales ne sont pas toutes efficaces).

L’approche du port est interminable ; le vent de face nous oblige à effectuer virement sur virement. La concentration est de mise, l’erreur n’est pas permise. Kévin, amarres en mains est à l’avant, tout prêt à jeter l’ancre en dernier recours. Max sauve la ligne d’un pêcheur le long du quai, qui est passée sous le bateau, puis l’apostrophe pour qu’il nous récupère les amarres. Nous accostons un immense quai de béton. Max et Kévin s’y hissent. La pression retombe, nous sommes enfin arrivés.

Enfin amarré ; il faut encore empêcher le bateau de frotter le quai

Nous avons passé la nuit sur ce quai, après avoir vidé l’eau des fonds, encore, à bout de force, et manger, enfin. Puis dormi, encore que d’un œil car le quai est fixe et la marée nous oblige à nous lever de temps en temps pour allonger ou raccourcir nos amarres. Nous passons la journée du lendemain à déplacer le bateau, d’abord à la voile, puis avec une longue haussière, jusqu’au port où nous seront enfin tranquilles. Les nombreux Bretons présents au port et les autres marins nous donnent un sérieux coup de main. Et nous découvrons peu à peu un très joli petit port extrêmement convivial. Programme des jours à venir : séchage de toutes nos affaires détrempées, réparation du bateau, excursion sur l’île, randonnées, repos, repos, repos…

La dépression que nous avons traversé ; elle était prévue bien plus à l’ouest
Notre route jusque Madère