Le regard d’un bleu intense et profond, des cheveux en bataille dépassant d’une vieille casquette usée et un visage travaillé par le temps et les innombrables souvenirs, Hervé, dit « Crème », me raconte le Saint Barth d’avant, d’il y a presque vingt ans, quand il a débarqué sur l’île. Originaire des Sables d’Olonne où il passe son enfance entouré du rude monde des pêcheurs dont fait partie l’essentiel de sa famille, il garde de cet univers son caractère bien trempé.

Après avoir passé un an à Saint Martin, il traverse le canal pour découvrir Saint Barth ; une île qui avait tout d’une Utopia pour lui. Des airs de petite Provence où soufflait un vent de liberté et d’insouciance. « A cette époque, se souvient-il, tout le monde roulait sans casque à scooter, mais il n’y avait pas d’accident, les gens n’étaient pas pressés. On laissait les maisons ouvertes, les clefs sur les véhicules… il n’y avait aucune raison de se méfier. On se retrouvait au Select, le bar légendaire de l’île, où l’ambiance était bon enfant. Quand on y arrivait en premier, on voyait la petite terrasse se remplir rapidement, et tous se greffaient à un seul et même groupe d’amis. Quelques célébrités parfois se mêlaient discrètement au groupe et chacun payait sa tournée à tour de rôle. Des Jack Nicholson, des Johnny, Coluche, Dewaert et autres artistes trinquaient avec nous comme si nous étions de vieux amis. »

Aujourd’hui l’île semble victime de son succès. Pour l’année 2018, plus de trois cents permis de construire ont été déposés pour ce petit bout de rocher. Les camions, trop lourds, démolissent les petites routes de béton, les pans de montagne tombent au profit d’hôtels démesurés et le dessalinisateur sature à fournir de l’eau à tout ce monde. Les célébrités ne se montrent plus ou préfèrent à la convivialité du Select des bars « lounge », où des DJ remplacent les groupes locaux de rock ou de reggae pour une musique insipide et aseptisée. L’île de la simplicité se pare de superficialité. A-t-elle vraiment vendu son âme au profit d’un business du luxe ? Nombreux sont ceux, comme « Crème », qui après quinze, vingt, trente ans passés sur l’île ne s’y sentent plus vraiment à leur place et, faute de logement aussi, songent à quitter ce petit rocher qui était leur paradis.

« Crème » est de ces personnes pour qui le cumule d’argent participe moins au bonheur que le fait d’offrir. A l’écoute de ce que lui murmure la vie qui l’entoure, le vendéen se laisse vivre au rythme de la nature. Il cultive un potager pour le plaisir d’offrir des légumes sains et pleins d’une saveur qu’on ne trouve pas dans les rayons frais des supermarchés. Il connait les innombrables plantes qui servent à soigner, bien mieux souvent que la pharmacopée moderne. Les Antilles regorgent de trésors pour cela : efferalgan, doliprane, brisée, citronnelle, pourpier, aloès, lantana… sont autant de plantes médicinales dont seules les molécules synthétiques nous sont hélas connues aujourd’hui. Pourtant, les infusions de toutes ces plantes sont autant un régal qu’un moyen sain de se soigner. Je retrouve dans le jardin de « Crème » toutes les essences que j’ai découvertes en Dominique. Telle plante contre les mots de tête, celle-ci encore pour nettoyer l’estomac, drainer les reins, contre la toux… il suffit de cueillir.

Pour finir, « Crème » me concocte tout un assortiment de mille et une feuilles qui parfumeront mon sac pendant un moment.

« Tu feras une petite infusion à ta copine » me glisse-t-il.

Pour sa générosité et sa simplicité, « Crème » compte parmi les belles rencontres de ce voyage, toujours aussi riche malgré des étapes à rallonge.

Il nous tarde de poursuivre notre route, vers d’autres lieux, d’autres rencontres.