À l’aube de notre voyage, l’idée première était de rejoindre le Pacifique via Magellan : principalement par refus de nous corrompre à emprunter ce canal qui a fait tant couler de sang.

Le voyage s’étire en longueur, les priorités et les compromis évoluent. Après une halte prolongée pour cause de pandémie au Guatemala, puis une année bretonne afin de réalimenter encore une fois notre caisse de bord, nous nous dirigeons, enfin, vers l’isthme du Panama.

Guatemala - Panama : une route éreintante

Sortir du golf du Honduras était d’un laborieux. Cet entonnoir concentre de nombreux orages sans les accompagner du moindre vent. Nous rejoignons les îles honduriennes d’Utila, Roatan et Guanaja au moteur. Îles que nous trouvons fort charmantes, au demeurant.

De là, contourner la pointe du Honduras contre vents et courants est un parcours du combattant et l’une de nos plus pénibles navigations. La présence des pirates dans cette zone y étant pour beaucoup. En effet, la côte est du Honduras est couverte de hautfonds sur plus de cent miles nautiques. Même à cette distance, on rencontre encore des fonds de moins de vingt mètres et des îlots par-ci par-là, dont les pêcheurs se servent pour faire escale. Ces mêmes pêcheurs, d’une assez grande pauvreté et bien souvent alcoolisés et drogués, n’hésitent pas à aborder tout voilier croisant à proximité pour piller jusqu’à la dernière drisse. Ce sont eux qu’il faut éviter en passant bien au large des côtes par un pénible détour. Les derniers hautfonds passés, nous rejoignons l’île colombienne de Providencia pour une courte escale réconfortante. Nous ne tirerons pas à terre, mais nous reposons de cette difficile navigation dans une baie bien protégée, en constatant, désolés, les ravages à terre du passage d’un cyclone en 2020.

Les derniers deux cents miles jusqu’au Panama seront enfin agréables et rapides. Ils seront aussi l’occasion d’une demande en fiançailles presqu’improvisée.

Nous approchons l’immense baie de Colon de nuit, slalomant entre la centaine de cargos démesurés qui mouille là en attendant leur tour pour traverser le canal. On se sent minuscule face à ces géants d’acier dont le bruit assourdissant des moteurs rempli la nuit tout autour.

Enfin, nous mouillons par dix mètres dans l’estuaire du canal, protégés par les grandes digues de béton et tout près de la marina de Shelter Bay où nous attendent nos amis Bruno, Oxana et Sophie. Cela fait deux ans que nous nous étions promis de traverser le Pacifique de concert, mais notre vieux Walden réclamant plus de soin que leur catamaran, nous avons quelque peu tardé à les retrouver. La marina de Shelter bay est assez chère pour la côte Atlantique, mais les prix pratiqués dans le Pacifique nous feront revoir notre jugement. L’accueil y est en tout cas très agréable et il y a une volonté de servir les plaisanciers le mieux possible.

Déjà, notre moteur montre des signes de fatigue. Quelques traces d’huile se mêlent au carburant dans les réservoirs, il fume beaucoup et du carburant non brûlé sort de l’échappement. Nous commandons une nouvelle pompe de gavage, estimant que la panne pourrait venir de cette pièce, mais nous n’aurons pas le temps de faire plus (les délais de commande sont importants et les taxes de douanes élevées ; il nous faudra attendre une meilleure occasion de le faire réviser).

Vers les San Blas : la culture Kuna

Notre date de passage du canal est déjà arrêtée et nous souhaitons visiter l’archipel des San Blas avant de traverser. Nous devrons donc utiliser notre moteur le moins possible et croiser les doigts pour qu’il supporte les dix heures de traversée du canal à rythme soutenu.

Nous profitons du passage de notre ami Bruno pour découvrir le déroulement de cette étape avant de la vivre à bord de notre propre bateau et passons un agréable moment en goûtant au confort qu’offre un catamaran. Pour la première fois, nous découvrons les eaux du Pacifique avec une belle émotion. Les dernières portes des écluses s’ouvrent et nous déversent dans l’immensité de ce nouvel océan. Tout semble plus exotique alors.

De retour à la marina, nous récupérons notre petit Walden pour rejoindre l’archipel des San Blas, à cent milles à l’est de Colon. Nous passons les digues de l’estuaire sous vingt-cinq nœuds de vent de face, dans une houle dangereusement forte de plus de quatre mètres au niveau du chenal. Walden s’en sort bien. Nous passerons la journée à tirer des bords face au vent et au courant pour mouiller à la nuit tombée dans la petite baie de Portobelo, à vingt miles à peine de la marina.

Ce port était l’un des plus utilisés par la marine du XVIe et XVIIe siècle et possède un charme et une histoire qui ne laissent pas indifférent. Nous passerons deux jours dans ce petit beau mouillage qui nous semble un petit paradis.

Nous contournons la Punta Cacique contre une houle forte et un courant nous ramenant vers la côte escarpée pour mouiller à Linton Bay par douze mètres de fond dans une dernière petite escale avant les San Blas. Le mouillage est serré et les vents tournants, nous n’irons pas à terre de peur d’éviter contre un bateau voisin sans être à bord.

À cinq heures du matin, nous relevons notre ancre pour une journée pluvieuse de navigation par vent de travers, en essuyant quelques grains tout en faisant route vers un ciel de plus en plus noir. Nous mouillons le soir même sur la petite île de Chichime.

Nous retrouvons aux San Blas nos amis du Trugarez, rencontrés au Guatemala et avec qui nous visiterons la plupart de l’archipel, ainsi que nos amis argentins Cristian et Zulema, rencontrés également à Nanajuana et qui travaillent en charter sur leur catamaran. Nous découvrons alors les eaux turquoises des cartes postales, des îlots déserts et des navigations idéales, avec un vent de travers de quinze nœuds constants sur une mer aplatie par les longues barrières de coraux. Nous y battrons des records en poussant Walden à sept noeuds sur un bord de près.

La culture Kuna est passionnante et cette population amérindienne, d’une grande gentillesse. La beauté des couleurs de leurs vêtements rivalise avec celle des paysages qu’ils habitent. Ils vont et viennent d’une île à l’autre tantôt à la rame, tantôt à la voile, sur des pirogues effilées pour lesquelles il faut sans aucun doute posséder un sens aigu de l’équilibre.

Ancrés à l’embouchure du Rio Diablo, nous effectuerons sa remontée, accompagnés de l’équipage du Trugarez, pour terminer par une randonnée au cœur de la jungle. Les chants des oiseaux, les bruits, les couleurs de la jungle, du rio, les quelques pirogues que l’on croise et les enfants jouant dans l’eau… Nous ne pouvons qu’imaginer les premiers explorateurs à la découverte de ce mode nouveau et nous prendre au jeu de les imiter.

Nous n’avions hélas qu’à peine une dizaine de jours pour profiter de ce paradis, la date de notre passage du canal approchant à grands pas, il nous fallait déjà retrouver la marina pour les ultimes préparatifs.

Le canal de Panama avec Trugarez

Le Trugarez est un bateau atypique. Dériveur acier de douze mètres, il est la copropriété de sept capitaines qui partageaient son bord à tour de rôle, ou parfois tous ensemble, dans une bonne humeur incroyable et sans qu’aucun commandement ne se démarque ; tous participant aux frais, aux corvées de carénage et au plaisir des navigations de manière plus ou moins égale. C’est un peu l’évidence que, parfois, l’anarchie peut fonctionner. Il suffit que chacun ait l’intelligence de mettre de côté son individualisme.

Nos amis Jean-Do et Jean-Marc, deux frères parmi les propriétaires, se sont dévoués pour être nos équipiers lors de notre passage du canal. Cela tombait bien, ils programmaient de remettre en carénage le Trugarez pour s’envoler vers la France deux jours après la date de notre passage.

Dans les contraintes qui nous sont imposées, il nous est obligatoire de compter un capitaine, quatre équipiers pour les amarres et le pilote qui, lui, ne dort pas à bord. Ainsi, nous n’aurons qu’un seul handliner (équipier) professionnel à prévoir.

Il y a un certain stress à préparer le passage du canal. Nous devons nourrir et loger convenablement tout l’équipage, tout en s’occupant de la navigation et des manœuvres d’approche des écluses. Cela nécessite une certaine anticipation et une bonne organisation, surtout pour un bateau aussi petit que Walden. À cette organisation s’ajoute le stress de devoir pousser le moteur à 2500 tr/min en croisant les doigts pour qu’il supporte ce rythme toute la traversée. Les conséquences d’une avarie seraient au-dessus de nos moyens puisque tout remorquage est largement facturé et que la navigation à la voile est interdite dans le lac intérieur.

Heureusement, nous pouvons compter sur nos deux amis qui, malgré les soixante-dix-sept ans de Jean-Marc (l’aîné), seront des équipiers hors pair, et dont la présence à bord est un réel bonheur. Leur compagnie passionnante, discrète, agréable et amicale nous conforte dans l’idée qu’un équipage de plusieurs capitaines peut fonctionner, à condition qu’ils possèdent leur bonne intelligence et leurs aptitudes sociales.

Une seconde fois, les portes de la dernière écluse s’ouvrent devant nous, mais cette fois en compagnie de notre très cher Walden.

Nous mouillons à la Playita, petite baie exposée aux vagues des cargos et à la suie de leurs fumées d’échappement, à la pointe d’une presqu’île artificielle abritant les commerces les plus touristiques qui soient.

Panama City : une ville contrastée

La capitale de Panama City, accessible pour vingt-cinq centimes de dollars en bus, est un microcosme étonnant où se mélangent vieux quartiers post-coloniaux et gratte-ciels vertigineux, pauvreté et milieu d’affaires au luxe insolent.

Nous retrouvons avec des sentiments partagés la société de consommation de laquelle Walden ne s’était pas approchée depuis la Guadeloupe. La tranquillité des petites îles est appréciable, mais retrouver le monde de la surconsommation a quelque chose d’étrangement rassurant dans le sens où l’on peut enfin trouver tout le matériel spécifique et nécessaire à un bateau, ainsi que faire les provisions dont nous avons besoin pour la traversée prochaine du Pacifique. Nous profiterons de la compagnie de nos amis du Trugarez jusqu’à leur départ, puis retrouverons au mouillage d’autres amis : Alain et Anita, rencontrés également à Nanajuana ; Pauline, Yann et leurs deux petites filles ; ainsi que Max et Agathe, rencontrés à Shelter Bay. La plupart d’entre nous poursuivra une même route vers l’ouest, et nous projetons de nous retrouver dans de nombreux mouillages de Polynésie.

Nous passerons presque quinze jours à préparer Walden pour cette longue traversée, à le remplir d’eau et de nourriture pour le plus de jours possibles, et nettoyons sa coque une dernière fois lors d’une ultime escale sur les îles de Las Perlas avant de profiter d’un fort coup d’est pour mettre les voiles vers les Galapagos.


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