Enfin la première grande traversée. Deux milles miles nautique avec pour seul horizon l’océan, à perte de vue. Il paraîtrait que la naissance de la forêt Amazonienne est dût à sa fertilisation par le sable du Sahara. Cela nous permet de relativiser cette distance ; si autant de grains de sable ont pu traverser un océan portés par les Alizés, le faire à bord d’un bateau ne devrait pas être la mer à boire. Pourtant certaines questions viennent à nous lorsque nous sommes au milieu de ce désert bleu. Nous n’avons à bord aucun autre moyen de communication que notre vielle VHF qui porte à une dizaine de miles tout au plus, donc aucun moyen de contacter un médecin, un rapatriement, un remorqueur…
A partir du moment où nous levons l’ancre et nous éloignons des côtes, nous sommes livrés à nous même et d’une certaine manière à notre destin. Nous avons tout de même eut à loisir le temps de songer à toutes sortes de situations auxquelles nous pouvions être confronté lors d’une telle traversée, et nous sommes préparés au mieux afin de pallier aux principaux problèmes que nous pourrions rencontrer.
Dans ce type de navigation, longue et isolée de tout, il y a une dimension spirituelle, quasi mystique. Outre l’organisation de la vie à bord, il y a de nombreux moments où nous sommes seuls, à contempler le vide et à n’avoir rien d’autre à faire que de penser ; (d’autant plus que nous avons dû barrer manuellement le bateau en quasi permanence). Le soir, seul à la barre sous la voute céleste, nous songeons qu’il y a ceci comme de primitif dans la navigation hauturière que le ciel que nous contemplons chaque nuit est semblable en tout point à celui qu’observaient les premiers marins, les premiers bergers, les premiers hommes. Les étoiles, dans leur éternité, nous gratifient de la même complicité que celle qu’elles ont offert à des milliards d’hommes avant nous. Il y a bien sûr aujourd’hui quelques satellites qui se permettent d’imiter vulgairement ces astres, mais le scintillement artificiel de ceux ci trahissent bien vite la supercherie.
Quelques provisions pour la Transat
Départ de Mindelo
Passage au large de Sao Vicente (dernière île du Cap Vert)
Il est aussi un luxe, que de passer autant de temps en mer. Nous sommes comme privilégiés de pouvoir observer chaque soir de manière éphémère les modèles que Turner, Monnet, … ont transformés en autant d’œuvres. Tout est grand et beau sur l’océan. Tout est éprouvant également et se mérite. Le roulis permanent éprouve nos corps sans relâche, et des activités anodines comme le fait de faire à manger, notre toilette, le ménage, ou simplement de nous déplacer à bord est coûteux en énergie.
Après ces quelques mois passés sur Walden, et ce qu’on y a vécu, nous partageons avec notre bateau des liens particuliers. Nous en sommes à penser qu’il n’est pas seulement notre mode de déplacement, mais un membre à part entière de notre voyage. Après tout, pourquoi n’aurait il pas une âme, comme nous autres. On dit que le premier mode de communication, avant même le langage, fut la danse. Puisque notre bateau danse, et communique ainsi avec nous ses humeurs, sa fatigue, sa manière d’appréhender la mer, etc, c’est bien qu’il est doué de vie. Qu’il n’est pas simplement une vulgaire coque de plastique agrémentée d’un mât ? Nous lui prêtons en tout cas cette qualité, le ménageons, l’écoutons, et il nous le rend admirablement bien…
Sao Vicente
Dernière plage où nous jetons l’ancre le temps d’un café
Mercredi 15 février
Départ du port de Mindelo ; il est 7h30. Direction le Sud de l’île, où nous devons rejoindre « Border Line », déjà au mouillage depuis la veille. Nous longeons nos dernières côtes avant un bout de temps, et elles sont magnifiques. À midi, les quatre bateaux sont au rendez vous, nous tournons dans la baie en attendant Mana dont on aperçois les voiles, et puis nous envoyons toutes la toile. Le canal 69 de nos VHF est saturé par les conneries de toute la flotte ; on sent comme une euphorie à bord des embarcations. Les voiles en ciseaux, on se suit, on se double, on s’attend… Nous filons à bonne allure, portés par les vents puissants des îles, avant que ceux ci faiblissent d’un seul coup, à une quinzaine de miles seulement des côtes. On sent déjà que Walden tend à se faire distancer ; c’est le bateau le plus lourd de la flotte, et ce que nous gagnons en confort, nous le perdons en vitesse.
À la tombée du jour, alors qu’une brise souffle de nouveau, nous mettons en place des heures d’appel VHF, afin de nous maintenir à bonne distance les uns des autres. Quand nous y parvenons avec Mana et Border Line, Pousse Rapière, et ses deux tonnes et quelques, peine à ralentir alors que les vagues le poussent au surf. Il a réduit au maximum, suffisamment pour subir le roulis désagréablement. Il passera la nuit à tirer des bord pour nous attendre. Nous devons nous tenir fermement la barre afin d’être plus efficace et ne pas nous laisser distancer. La mer est hachée, et une houle de travers nous fait rouler inlassablement. Au lendemain matin, toute la flotte est toujours réuni, du moins encore à portée de radio, mais Pousse Rapière, à force de s’user à nous attendre, à tirer trop au nord, et est maintenant derrière nous à quelques six miles nautique. Nous l’attendons à notre tour. Quel jeu éprouvant ! Après deux bonnes heures passées quasi à sec de toiles, le voilà à vue. Il se rapproche rapidement, et bientôt arrive à notre niveau. Nous échangeons quelques mots, et nous laissons dépasser avant de renvoyer toute la toile. Nous aurions dût anticiper et reprendre un peu d’avance alors qu’il était à vue.
Maintenant nous sommes de nouveau les derniers. Nous parvenons à ne pas nous laisser trop distancer, et à midi, nous faisons le point ; cent dix huit miles parcourus en vingt quatre heures alors que nous visons la moyenne des cent miles. La houle nous permet de mettre le pilote auto le temps du repas, et d’un petit film, mais pour cela nous abattons un peu. À la moitié du film, la flotte est déjà bien loin devant nous, et beaucoup plus au nord. Soit, on ne termine pas le film, et je reprends la barre. Un long bord quasi de près, alors que les autres doivent de nouveau réduire pour nous attendre. Ce moment de relâchement sera fatal pour la navigation en flotte.
À la tombée du jour, nous nous approchons encore des trois bateaux, alors que Border Line songe à poursuivre à son rythme. Mana, fatigué par les changement de voiles incessant et par le fait de devoir ralentir son bateau en vient aussi à cette idée. Nous même, qui devons continuellement barrer et optimiser au maximum notre allure pour ne pas être distancé, pensons aussi à la tranquillité d’une navigation en solo. Nous nous souhaitons une excellente traversée à tous par radio, et plaisantons sur le canal encore une heure durant, tout en prenant l’apéro. Tous nous sommes un peu soulagé ; c’était déjà très beau d’avoir pu naviguer ces premières vingt quatre heures de concert, rendez vous à l’arrivée. Nous relâchons la pression, mettons le pilote en place, et passons une nuit de quart sans tenir la barre ; quel bonheur ! Nous ne pouvions pas rivaliser avec des bateaux plus léger, qui bouillaient de ne pas pouvoir envoyer leurs Spi, (que nous n’avons pas), équipés de régulateurs d’allures, ou de pilotes automatiques fiables, etc.
Pousse Rapière et Border Line toutes voiles dehors
Kévin prend le quart de quatre heure du matin. Un quart qui se passe à demi couché dans le bateau, à lire ou somnoler, en jetant régulièrement un œil dehors. Rien à l’horizon, on reprend tranquillement notre lecture. Quel quart agréable ! Dire que sur la plupart des bateaux, les quarts ne se passent que comme cela, sans que personne n’ait à toucher la barre. A sept heures, il faut changer la voilure. Max et Kévin mettent les voiles en ciseaux, le génois est tangonné, (on y met un bras qui maintient la voile écartée), le bateau prend une allure plus stable et subit moins la houle. Le soleil pointe son nez, une daurade coryphène mort à l’appât ; elle tombe à pic pour le petit déjeuné. À dix heures, en voilà une seconde, puis à midi, une autre encore, plus grosse. Enfin, dans l’après midi une quatrième. Nous ne remettrons pas la ligne à l’eau pour aujourd’hui, nos ventres sont suffisamment tendu. Nous passons l’après midi à la barre, mais bien plus détendu que les jours précédents. Nous marchons à notre rythme, zigzaguons parfois, ne changeons pas de voile de manière optimale, etc. C’est une transat comme nous l’avions imaginée ; sans stress, sans faire la course, sans courir après les miles et le temps. Notre bateau fait un peu figure de « Rosinante » dans la flotte qui nous a devancé. Et nous nous battons nous contre des moulins, en chevaliers farfelus que nous sommes, quand d’autres tracent tout droit, en oubliant le rêve et la fantaisie.
L’après midi passe à une vitesse folle, rythmée par les siestes, les grignotages, la lectures, etc. sans jamais se lasser de contempler cette immense étendue. Certains pourraient se sentir oppressé, mal à l’aise dans un si petit endroit, ballotés, alors que nous sommes en harmonie avec cet environnement. Les couleurs et les reflets de la mer changent en permanence. A la fois les jours se suivent, semblables les uns aux autres, et en même temps, à chaque instant la mer se pare de nouvelles teintes, le vent siffle différemment…
Le soir, la houle tombe un peu, suffisamment pour pouvoir mettre le pilote automatique. Kévin prend le premier quart. Dès le début le pilote montre des signes de faiblesse ; il travaillera quatre heures durant lesquelles un bruit métallique désagréable en sortira. Au quart suivant, Max décide de prendre la barre, la meilleur chose à faire. Trois jours de navigation, et nous voilà sans pilote. Il nous reste quelques mille sept cent miles à parcourir, et nous songeons maintenant à les faire en barrant de manière permanente.
Pousse Rapière
Border Line
Samedi 18 février (quatrième jour)
Le vent portant souffle à quinze nœuds de moyenne. Le soleil est brûlant dès les premières heures du jour. La houle, toujours orientée Nord Est, fait rouler gentiment le bateau. Malgré cela, le moral est en berne. Kévin culpabilise d’avoir laissé le pilote aussi longtemps tourner malgré son bruit suspect, Jb essaie désespérément de régler le second pilote que nous avons à bord, et qui ne fonctionne qu’à moitié ( il ne tiens pas le cap plus de deux minutes, au bout desquelles il se met en pause).
Jb prend le taureau par les cornes et démonte entièrement le pilote, assisté de Max. Le diagnostique tombe ; il y a trois pièces en plastique complètement éclatées à l’intérieur, et sans elles, le pilote n’à plus de butées sur le retour du vérin et prend un jeu énorme. Toutes les pièces forcent de travers. Seulement ces rondelles de plastique dur sont usinées avec une grande précision. Après un moment de découragement, nous trouvons une rondelle d’inox susceptible d’être adaptée, ainsi qu’une autre de téflon. Nous occuperons notre journée à limer cette rondelle d’inox, et à démonter minutieusement tout le mécanisme. La nuit à déjà posée ses conditions alors que Jb est toujours autour du pilote, et fignole l’ajustement des pièces. Max et Kévin ont expérimentés quelques réglages de voile, ( grand voile, trinquette, et génois en ciseau ). Walden a superbe allure porté par ses trois voiles. Kévin, après avoir barré une bonne partie de la journée, prendra le premier quart. À minuit, Max le remplace, et à eux deux ils assureront une bonne partie de la nuit. Le lendemain, malgré la fatigue de tous, le moral est en hausse. Seulement cent uns miles de parcouru, mais le pilote est remonté ; les pièces, adaptées à la perfection sont presque plus robustes que les anciennes, et tout fonctionne sans plus un bruit. Le moteur à tout de même prit une petite claque et fatigue plus rapidement dans la houle, mais nous pourrons nous en servir dans les petites conditions. C’est déjà ça.
Dimanche 19 février (cinquième jour)
Encore cent sept miles de parcouru. Petite moyenne, mais nous privilégions le confort sur le rendement. Réveillé par la chaleur et la lumière, Kévin sort la tête du carré. Jb encore à la barre à le sourire. Il porte encore sa salopette de quart et sa veste, (malgré la tiédeur des nuits, l’humidité et la fatigue de passer quatre ou cinq heures à la barre ne nous permettent pas encore des quarts de nuit en short). Alors que les premiers rayons du soleil sont déjà brûlant, Kévin fait le pari que d’ici moins d’une demie heure, Jb sera déjà en slip. Cela ne manque pas ; à peine le temps de préparer le petit déjeuné, (tambouille préparée à base de Gofio, une sorte de farine torréfiée que l’on trouve aux Canaries) que Jb peaufine déjà sont bronzage. Max se lève dans la foulée. Rapidement les voiles demandent à changer de configuration ; (malgré que nous sommes en plein océan, loin déjà des côtes, nous remarquons comme un thermique qui modifie de quelques degrés la direction du vent le matin et le soir). En début d’après midi, les conditions permettent la mise en place du pilote ; (quel bonheur de lâcher cette barre ne serait ce que quelques heures). Pour l’occasion, nous sortons l’apéro. Notre dernière bouteille de Suze est sortie, ainsi que le Rhum pour Kévin qui n’aime pas cela. Les dauphins sont aux rendez vous. Moment de relâchement et de bonheur au milieu de nulle part !
S’en suit un peu de rangement et de nettoyage, une douche au sceau et à l’eau de mer, un petit taboulé maison et un petit film. La petite sieste ensuite se transforme en sommeil profond, et Kévin remplace Jb qui à dût reprendre la barre quelques heures auparavant déjà. Au petit matin, nous avons parcouru un quart de la transat. Ça se fête !
Troisième dorade de la matinée
Il nous faudrait de plus grandes poêles
Lundi 20 février (sixième jour)
Il est difficile de décrire toutes ces journées ; d’y trouver les mots. Traverser un océan est à la fois une expérience extraordinaire et extrêmement simple. Nous passons notre temps à admirer un paysage qui n’en est pas un ; simplement une étendue d’eau se mouvant au grès des vents. Nous sommes bercés par le roulis. Nos besoins sont primitifs : boire, manger, dormir… Ce que l’on fait très bien à tour de rôle. Le rythme a quelque peu changé depuis que le pilote montre des signes de faiblesse ; il y a maintenant en permanence quelqu’un à la barre.
Mardi 21 février (septième jour)
Walden, toujours en rythme de croisière, oscille entre quatre et six nœuds. Parfois de beaux petits surfs le poussent à huit nœuds et plus. Les jours se suivent, et paraissent identiques aux jours passés. Le soleil se lève de la même manière ; d’abord voilé par quelques gros nuages gris, puis rapidement ceux ci se dissipent pour laisser place à un soleil de plomb. On jette un œil sur la ligne de pêche, on déroule le taud, ( qui nous est indispensable en milieu de journée pour ne pas devenir incandescent). On observe les voiles, y apportons les modifications nécessaires, on lit, on dors, on mange. Nous parlons moins !
De beaux contrastes
Mercredi 22 février (huitième jour)
Le vent forcit un peu, la mer se forme un peu plus. 1286 miles parcourus au levé du jour; bientôt la moitié. Le continent Américain est juste devant, nous nous en rapprochons toujours un peu plus, et nous éloignons toujours un peu plus de chez nous. Nous n’avons plus réellement notion des jours où des heures, si ce n’est par le relevé quotidien de notre avancée, à Midi. Encore que nous n’avons pas modifié notre heure afin de calculer simplement les miles parcourus chaque jour, mais le décalage horaire commence à se faire sentir au levé et au couché du soleil.
Jeudi 23 février (neuvième jour)
Après plus de trois mois d’amarinage, nous ne sentons plus les affres du mal de mer, mais le roulis important nous use. Tout nos déplacements soumettent nos membres à des tractions, des chocs, des contorsions… ça fait maintenant quelques jours que nous n’avons pas mangé de poisson ; des paquets d’algues à la dérive se prennent dans notre ligne et transforment notre leur en un amas de verdure. S’en rajoute peut être la présente de requins, ( dans le creux d’une vague, Jb à pu observer la queue d’un gros squale à une vingtaine de mètres à peine de Walden). Rien d’étonnant à ce que les appâts plus important que nous mettons se fassent croquer en peu de temps, câble de bas de ligne compris.
Cette queue de requin me reste longtemps en mémoire. Je ne peux m’empêcher de me rappeler la nouvelle de Dino Buzzati « le K », dans laquelle un requin suit un marin comme une malédiction, et attend le moindre faux pas pour le dévorer ; Le marin recherche et fuit sa vie durant cette malédiction qui le hante jour et nuit, alors que le poisson ne souhaitait que partager avec lui une conversation. Toute sa longue vie, le marin à fuit, par peur, quelques chose d’anodin et de bienveillant. Nous tenterons de ne pas fuir ce que nous craignons, bien que ce soit là un exercice ambitieux.
Aujourd’hui nous passons les milles miles nautiques, soit la moitié de l’Atlantique. Nous sommes à Dix jours au minimum de chacun des deux continents. Pour fêter cela, petit confit de canard qu’il nous reste des parents de Jb, accompagné de haricots du potager. En prémices et dans l’attente de la cuisson, on pète une bouteille de mousseux mise à rafraîchir dans la glacière. Quel délice ! Au programme de l’après midi, réparation de notre grand voile, déchirée pendant la nuit. Max et Kévin s’y collent. Ce sera du rapide ; nettoyage de la déchirure à l’acétone, préparation du patch Kévlar offert avant notre départ pas Anne lyse Capel. Le patch est bien collé ; les coutures attendrons. Petite Suze pour Jb et Max et petite bière des Sagnes pour Kévin qui se refuse toujours à aimer ce breuvage, et l’après midi passe tranquillement. Maintenant que nous avons passé la moitié, il est encourageant de voir les miles défiler. Nous pensons aussi beaucoup, si loin que nous sommes, aux gens que nous aimons, nos familles, nos amis, etc. Nous avons du temps à leurs consacrer en pensée, pendu à notre barre jours et nuits !
Un poseur ce Kévin !
Samedi 25 février (onzième jour)
A midi, nous sommes toujours bredouille de poisson. Qu’à cela ne tienne, Kevin met en cuisson le pain préparé la veille et laissé reposé. Nous ouvrons une boîte de foie gras pour accompagner le pain, tout chaud encore, le tout accompagné d’une bouteille de coteaux du Layon. Un vrai régal. En cette seconde partie de transat, l’air est à la fois plus chaud et plus humide. De nuit comme de jours, nous devons anticiper les grains, de plus en plus réguliers. Heureusement, bien que le vent forcit à leurs passages, cela reste raisonnable et demande à peine à ce que l’on réduise le génois. La lune n’apparaît plus maintenant, et les nuits sont noires lorsque les grains nous couvrent. Nous n’avons encore pas réussi à tirer un bulletin météo de notre radio BLU, et les prévisions ne sont pas fiables après cinq jours environ. Nous n’avons plus qu’à croiser les doigts !
Un Pen Duick sur le mouillage de Union, aux Grenadines
Départ des Grenadines pour la Guadeloupe
Dimanche 26 février (douzième jour)
Le plan d’eau est désordonné. Cela fait 48 h que nous naviguons avec seulement un bout de génois à l’avant. Les rafales sont plus fréquentes et plus fortes. Les nuages virent au gris foncé. Les grains nous entourent et nous cachent l’horizon. Bizarrement ils nous évitent la plupart du temps ; nous nous en sortons plutôt bien. Les surfs deviennent imposant, et demandent un peu plus de concentration. Quitte à barrer, il n’est pas un mal que la navigation se fasse un peu plus sportive.
Lundi 27 février (treizième jour)
Walden ne roule plus, il rebondit ! Du moins c’est l’impression qu’il donne. La question du pilote ne se pose plus, il est rangé au placard depuis un moment déjà. Nous vivons, mangeons, bavardons, regardons des films, la barre en main. Cela est devenu réflexe que de jeter un œil au compas en même temps que le film passe, ou que l’on mange. Les filets de fruits et légumes, bien remplit à notre départ, sont maintenant tristement garnis ; quelques oignons, une courgette, résistent encore à notre appétit vorace. Depuis plusieurs matins, un oiseau nous accompagne ; blanc avec une longue queue fine. On nous dira plus tard qu’il s’agit d’un Paille-en-Queue. D’après Max, il s’appel Barnabé. Soit ! Il n’est plus très loin de se poser sur nos barres de flèches. Quelques Puffins tournent également autour du bateau. On dirait que rien ne les effraye en mer ; comme si le milieu ne leur était pas suffisamment hostile pour qu’ils puissent craindre quelconques prédateurs. Le bateau est comme un gros animal sur le dos duquel ils se poseraient volontiers.
Pousse Rapière au mouillage sur une île déserte
Mardi 28 février (quatorzième jour)
C’est le jour du carnaval. Rio se déchaîne aux rythmes des Sambas et Salsas. Toutes les Antilles fêtent ce jour dans le rhum et la joie. Et nous ; nous sommes là ! Les quarts sont rodés ; Jb prend le premier, souvent de 22h à 3h ou 4h. S’en suit celui de Kévin, qui tiens souvent jusqu’aux premières lueurs et enfin Max prend la relève. La journée, Jb, puis Kévin barrent majoritairement, tandis que Max prépare la plupart des repas. Une deuxième tournée de pain se prépare. La pâte attendra patiemment le lendemain pour être cuite, afin de bien lever. Nous avons le temps…
Le temps se dégrade. Il devient dangereux de lire à la barre. Les surfs s’enchaînent, de plus en plus gros. La houle qui atteint facilement les cinq mètres, est très courte et déferlante. Les grains nous passent maintenant bien dessus. Un début de lune éclair discrètement encore le plan d’eau. C’est étrange, à ces latitudes, son croisant est couché à l’horizontal. Lorsque le jour se lève, les nuages annoncent encore du vent. La croisière ne pouvait pas durer éternellement. En plein milieu de la nuit, alors que Jb est à la barre, un jeune Puffin tournois autour de Walden. Il tente d’abord de se poser sur la baume, puis sur les barres de flèche, mais la houle l’en empêche. Jb tend le bras sans y croire, et l’oiseau s’y pose quelques instant pour re-décoller ensuite. Après encore quelques va et vient, il parvient à se poser sur le taud, plié à l’arrière du cockpit. D’un bon, Jb l’empoigne, et le garde quelques minutes dans les mains. Max n’est pas encore tout à fait endormi et vient voir l’oiseau, avant qu’il ne soit relâché. Moment magique au cœur d’une nuit noire et agitée.
Au matin, la houle a encore grossit. On a du mal à estimer la hauteur des murs qui se dressent derrière nous, mais certains atteignent bien les huit mètres. Une seconde houle venant du nord se mêle à la première, et forme un plan d’eau particulier. Au lieu d’avoir de belles lignes qui avancent sur nous, il y a des piques, et des creux comme autant de grandes fosses. Le bateau est balloté dans tous les sens, et propulsé avec force lorsque nous sommes sur une crête déferlante. Les surfs atteignent presque tous les dix nœuds. Le Gps enregistre une pointe à quinze nœuds sept. record pour l’instant de Walden. On scrute l’horizon dans l’espoir d’une amélioration ; rien ne la laisse présager. Nous passons tous environ huit heures par jour à la barre, et redoublons d’ingéniosité afin de dégourdir nos membres sur-tendus : (barre poussée avec les pieds, tirée avec un Sandoz, ou amarrée, etc.)
Mouillage paradisiaque
Samedi 04 mars (dix huitième jour)
Le levé du jour croise encore la course de quelques étoiles filantes. Le vent souffle encore fort mais la houle tend à diminuer. Nous avons réduit la toile au maximum pour ralentir le bateau ; ainsi nous espérons faire une entrée à Barbados de jour, au petit matin. Kévin nous prépare quelques crêpes pour ce dernier jour, que nous savourons avec un petit rosé d’Anjou qu’il nous reste encore miraculeusement à bord. Le dernier paquet de chips y passe par la même occasion. La mer nous permet de brancher le pilote automatique quelques heures, suffisamment pour regarder tranquillement un petit film avant les quarts de nuit. Ce répits sera une fois de plus de courte durée car la houle forcit de nouveau. Dès le premier quart, nous rangeons de nouveau le pilote dans son placard, et reprenons cette barre en main. Nous apercevons les lumières d’une ville au loin depuis le milieu de la nuit ; nous ne sommes plus qu’à quelques dizaines de miles.
L’excitation nous gagne et nous parvenons difficilement à trouver le sommeil. Nous avons hâte aussi de retrouver les copains, sensés nous attendre à un mouillage au Sud Ouest de l’île. Aux premières lueurs, nous apercevons les arbres, les maisons, les routes. Nous croisons la pointe Sud de l’île alors que nous sommes tous les trois réveillés, enthousiastes malgré notre fatigue. L’air est chargé d’une odeur qui, nous nous en rendons compte maintenant, nous a manqué. Un peu déçu de ne pas trouver un bout de côte un peu sauvage pour notre arrivée, nous nous contenterons d’un littorale saturé de villas et d’hôtels de luxe. Au détour de quelques pointes, nous apercevons enfin le mouillage. L’eau y est turquoise et limpide et le sable des plages d’une blancheur éblouissante. Mana est là, nous le soupçonnons déjà depuis assez loin. Bientôt nous découvrons « Pousse Rapière », tout jaune à ses côtés. Et encore « Border Line » un peu plus loin. Nous trouvons notre trou à leurs côtés et jetons l’ancre. Alors qu’elle tombe au fond, la chaîne se tend, et tout s’arrête. Plus de roulis, plus de gîte, plus de compas à scruter, plus de cap à tenir, et surtout : plus de barre à tenir ! Nous sommes libres.
Ça y est, nous l’avons fait. Nous avons traversé notre premier océan, parcouru quelques 2018 miles en dix huit jours et quelques heures. Nous foulons de notre ancre un nouveau continent. Il fait plus de trente degrés, l’eau est d’une couleur à couper le souffle, et ne demande qu’à nous rafraîchir. Alors que Manon et Seb se jettent à l’eau pour nous rejoindre, nous en faisons autant. Quelle sensation magique que de se baigner après tant de jours à brûler et nous dessécher au soleil. Au milieu des trois bateaux, nous serrons dans nos bras Manon et Seb, puis regagnons notre bateau alors que Claire et Max, de Pousse Rapière montent dans leur annexe pour nous rejoindre. Tous de nouveau à bord de Walden, nous partageons un fond de Rhum qu’il nous reste encore. Il est neuf heure, heure locale. Nous sommes épuisé, mais bien là, et ravit !La journée sera longue et magique et la nuit réparatrice. À nous les Antilles…